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La grande évasion de Russie des soeurs Grigorieva
Dans une forêt de Russie, les soeurs Grigorieva avaient un refuge. Une maison en bois, vieille et rassurante. Un endroit isolé où elles se sentaient en sécurité malgré la répression du Kremlin.
C'est dans cette isba que leur père, un parachutiste russe, leur a confié son dégoût de vivre après la bataille pour Kiev. Il y avait participé au printemps 2022, au début de l'invasion de l'Ukraine. Il en était revenu malade, dévoré par des visions immondes.
En août 2022, l'AFP avait rencontré Anastassia et Elizaveta Grigorieva à Pskov (ouest), ville de garnison de la 76e division aéroportée russe. Celle de leur père.
Les jumelles de 18 ans se demandaient s'il avait commis des crimes de guerre. Lui, dans ses récits, assurait n'avoir tué personne. Mais, selon plusieurs médias, sa division a été impliquée dans des massacres de centaines de civils à Boutcha, en banlieue de Kiev.
Alors que le père combattait, ses filles avaient manifesté quasiment seules contre l'offensive en Ukraine, à Pskov, le 6 mars 2022. Cela leur avait valu une arrestation, des remontrances et une amende.
L'histoire de ces adolescentes vivant dans un pays hostile et une famille déchirée montrait, côté russe, le désastre humain et moral du conflit, que le régime de Vladimir Poutine passe sous silence, enfermant ses détracteurs en prison ou les poussant à l'exil.
Les soeurs Grigorieva juraient alors qu'elles continueraient la lutte. Leur père, selon leurs dires, voulait quitter l'armée pour raison médicale.
Après cette interview en 2022, Anastassia a été convoquée à un interrogatoire par les autorités. Elle n'y est pas allée. Puis un tribunal l'a condamnée à une amende pour "discrédit de l'armée". Elle ne l'a pas payée.
Il lui a été reproché d'avoir déclaré à l'AFP qu'elle ressentait "un énorme sentiment de culpabilité" face aux souffrances des Ukrainiens et d'avoir mentionné des "crimes de guerre" et la destruction de villes en Ukraine par la Russie.
Sa soeur, Elizaveta, s'était, elle, installée à Saint-Pétersbourg. Elle y a été arrêtée lors d'une manifestation contre la mobilisation militaire de septembre 2022. Elle a passé trois jours en prison.
- "Liberté" -
Deux ans ont passé. Cet été, les soeurs ont donné des nouvelles.
Le 2 octobre, on les retrouve en Allemagne à Nienburg/Weser, une commune de Basse-Saxe située près d'Hanovre et renommée, signale Elizaveta, pour "son musée et son festival de l'asperge".
Les jumelles font découvrir le centre historique de Nienburg et leur appartement assez spacieux, peu rempli, et qui sent la lessive.
Elles auraient voulu présenter leurs nouveaux amis russes, de jeunes exilés comme elles, mais ils sont partis à la Fête de la bière à Munich. Elles les y rejoindront bientôt.
Les soeurs ont grandi. Leurs voix si hésitantes, si balbutiantes, ont fait place à un verbe clair. Elles se ressemblent avec leurs habits noirs, leurs longs cheveux roux aux reflets de cuivre, leurs piercings qui, comme en 2022, parsèment leurs visages.
Mais elles se distinguent aussi. Elizaveta est plus impulsive et extravertie. Anastassia pèse davantage ses mots et les prononce souvent avec des pointes d'ironie.
Elles s'assoient côte à côte dans leur chambre. Anastassia préfère désormais qu'on l'appelle "Stas".
Retour en septembre 2022. Stas vient de recevoir son amende pour "discrédit de l'armée". Les soeurs se sentent en danger et craignent d'être visées par des poursuites passibles de prison.
Une association les met en contact avec un homme qui propose de les conduire en Estonie, voisine de la région de Pskov, en franchissant illégalement la frontière.
Craignant un piège du FSB, elles refusent.
Elles envisagent alors de se cacher dans leur isba, où il n'y a pas de réseau et où, précise Elizaveta, "des loups et des ours rodent parfois". "Il n'y a pas de vraie route pour s'y rendre, la police n'aurait pas pu l'atteindre", s'amuse Stas.
Elles partent finalement en novembre 2022 pour la Géorgie, où elles peuvent entrer sans visa. Des dizaines de milliers de Russes y ont fui la mobilisation et les persécutions politiques. Elles y resteront un an.
Là, aidée par une ONG, Stas constitue un dossier pour obtenir un visa humanitaire en Allemagne, rassemblant les documents prouvant leurs ennuis judiciaires en Russie et les articles de presse à leur sujet.
Six mois plus tard, réponse positive. En décembre 2023, elles arrivent en Basse-Saxe, passent un mois dans un centre pour réfugiés, puis obtiennent un logement à Nienburg, payée par la région, et une allocation pour vivre.
"On a enfin une certaine stabilité" et "un sentiment de liberté", observe Stas, qui apprend l'allemand dans une école.
- "Se détruire", dit-elle -
Des signes de douleur traversent le visage d'Elizaveta. Elle ne va pas aussi bien que sa soeur. A Saint-Pétersbourg, à l'automne 2022, elle a connu "un très grave traumatisme physique et psychique".
Alors que la Russie mobilisait des centaines de milliers d'hommes et que des centaines de milliers d'autres quittaient le pays, elle est plongée dans un cauchemar mêlant sexe, drogues.
"Les temps étaient instables, le monde s'effondrait autour de moi et c'était comme si je voulais me détruire", décrit-elle.
Une nuit, en difficulté financière, elle est hébergée par un homme se "faisant passer pour une personne bienveillante" qui, dit-elle, la drogue et la viole.
Après de longs mois, l’abcès explose. Début juin 2024, elle craque lors d'un rendez-vous avec une conseillère d'orientation en Allemagne.
Elle passe deux mois et demi dans un hôpital psychiatrique. On lui diagnostique une dépression, un stress post-traumatique et des troubles alimentaires.
Elizaveta se rend plusieurs fois par semaine dans un hôpital de jour à Hanovre. Elle apprécie sa thérapie. Cela permet aux soeurs, très liées, de prendre un peu de distance.
Arrive le sujet du père. Il n'a pas réussi à quitter l'armée mais "il n'est pas à la guerre", indique Elizaveta. Il est toujours "très malade".
Il les appelle encore, dans ses heures sombres, et leur raconte des "détails pleins de sang".
A-t-il vu des psychologues ?
- Des psychologues militaires, répond Elizaveta.
- Ah oui, mais ça ne compte pas, rétorque Stas.
- C'est vrai, ce ne sont pas des psychologues, ils sont affreux, se reprend Elizaveta, en riant nerveusement.
Elles gardent aussi des liens avec leur mère, leurs deux grands-mères et leur tante. Stas a l'impression que sa famille comprend "l'horreur en cours" en Russie, mais, face à la répression, tente de vivre "dans une bulle" en ne disant rien publiquement.
En Allemagne, les soeurs ne ressentent pas la "russophobie" agitée par le Kremlin pour persuader sa population que le monde occidental lui est "inamical". Elizaveta : "Le principal russophobe, c'est le gouvernement russe qui déteste son peuple."
Elles ne sont pas plus tendres avec les différents courants de l'opposition russe en exil qui, dernièrement, s'affrontent plutôt que de s'unir pour réfléchir à comment vaincre Poutine.
Leur projet est d'aider et rencontrer des Ukrainiens. "Slava Oukraïni (Gloire à l'Ukraine) et puis c'est tout", résume Elizaveta. Dans leur salon, elles ont accroché un grand drapeau jaune et bleu.
Plus tard, elles voudraient peut-être faire des études de théâtre, d'archéologie ou de journalisme.
Le rêve d'Elizaveta est de "se soigner" et de trouver "un partenaire fiable". Celui de Stas est d'avoir "une cabane dans une forêt de pins". "Ah bon ?", réagit Elizaveta. "Alors moi aussi."
Y.Ibrahim--CPN